Dans la période présente, nous constatons souvent un fort décalage entre les pratiques et positions politiques de l’extrême gauche au sens large (parti et groupes marxiste-léniniste, trotskistes de diverse obédiences, anarchistes, mouvement autonome) et les pratiques émergentes et spontanées issues de nécessités stratégiques du moment. L’isolement relatif des révolutionnaires par rapport au reste de la population tend à cristalliser les positions pratiques du passé en postures et en positions de principes vécues comme des marqueurs d’une identité collective indépassable et intemporelle. Cela aboutit parfois à l’incapacité pour les révolutionnaires de se remettre en question et de se diriger vers les solutions stratégiques adéquates. Il nous semble pourtant nécessaire de savoir faire preuve de clairvoyance sur la pertinence ou non de certaines pratiques. Souvent des jeunes récemment politisé.es font preuve d’une souplesse plus intelligente sur le plan stratégique que des militant.e.s de longue date ancré.es au seins d’une chapelle ou d’une autre de l’extrême gauche.
Il en est ainsi de la question électorale : s’abstenir systématiquement ou voter pour un parti « révolutionnaire » (NPA, LO, PT) constitue bien souvent une position de principe bien ancrer dans nos milieux politiques.
Aujourd’hui, alors que nous faisons face à la menace bien réelle d’un retour de l’extrême droite au pouvoir inédite depuis 1940 et le régime de vichy, cette position est elle encore tenable ?
Il semble bien qu’il n’existe aucun antagonisme stratégique sérieux entre le fait de défaire l’extrême droite dans les urnes en permettant à la social démocratie de prendre le pouvoir et celui de lutter pour un dépassement révolutionnaire anticapitaliste. C’est ce que nous tenterons de défendre ici.
Déjà, il faut remarquer que la perspective d’un victoire électorale de l’extrême droite en France induit une différence quantitative dans le niveau de violence étatique qui peut être une question de vie ou de mort pour certaines personnes issues de groupes opprimés et marginalisés. Certes, il n’y a pas de différence fondamentale avec l’exercice normal du pouvoir par un parti de droite ou de gauche, puisque le rôle de l’État est bien d’être un outil au service de la classe dominante et, dans le cadre d’un pays impérialiste occidental, d’être un instrument de la suprématie blanche. C’est bien là le sens de la citation de Brecht « le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise ». Néanmoins, cette bascule quantitative fait toute la différence pour celle et ceux qui seront demain expulsé.es, enfermé.es ou assassiné.es si l’extrême droite s’empare du pouvoir.
Il faut également revenir sur la politique anti-écologique du RN à l’heure où le réchauffement climatique chasse chaque année plus de 20 millions de réfugié.es sur les routes car cela illustre la nécessité et l’urgence d’empêcher ce parti de s’emparer du pouvoir. Il en va également de la vie de nombreuses personnes -le plus souvent vivant dans le Sud global- qui subissent les conséquences climatiques du modèle d’accumulation capitaliste historiquement imposé par les pays impérialistes du nord. Le retrait des engagements, déjà insuffisants, de la France en termes de réductions des émissions de CO2 constituerait à cet égard un nouveau signal dramatique pour la lutte contre le réchauffement climatique.
On pourrait penser qu’un gouvernement RN ne changera pas grand-chose au statut quo institutionnel et qu’il n’y aura pas de remise en question globale de l’État de droit -comme cela est le cas en Italie où le gouvernement « post-fasciste » de Méloni n’aboutit pas à une remise en cause radicale de la démocratie libérale. Cela sera peut être le cas, mais il ne faut pas exclure l’hypothèse de l’instauration d’un pouvoir bien plus autoritaire, voire dictatoriale, à cause des spécificités de la situation française, à savoir :
le terreau particulier que constitue le régime de la 5e république permettant à l’État d’exercer une emprise autoritaire inégalée dans l’Europe occidentale (état d’urgence, article 16 , 49.3 ). De plus, depuis de nombreuses années, ce terreau répressif s’est considérablement aggravé matériellement (équipement militaire de la police, surveillance et fichage généralisé) et juridiquement (dispositions relatives a l’état d’urgence entériné dans le droit).
la survenue de crises et de révoltes majeures sans commune mesure avec les autres pays de l’Union Européenne (mouvement gilets jaunes, mouvement retraites 2019 et 2023, révoltes Nahel en juillet 2023, mouvement de révoltes en Kanaky il y a peu, en Martinique et en Guadeloupe en 2021-2022, en Corse en 2022). C’est justement ce potentiel de conflictualité sociale et la peur qu’il suscite qui pousse un partie de la bourgeoisie vers une fascisation forcenée.
la crise majeure que subit l’impérialisme français, particulièrement en Afrique : l’armée française a été chassée d’une grande partie du Sahel par les nouveaux régimes issus de divers coup d’état, mais aussi par des mobilisations populaires massives (au Mali, au Niger, au Burkina Faso). Au Sénégal, la victoire électorale du PASTEF panafricain, suite à une immense mobilisation populaire, marque également le début probable d’un processus de décolonisation véritable du pays. Partout en Afrique, les capitaux français font face à la concurrence des capitaux américains et chinois et essuient défaite sur défaite dans leurs anciens pré-carrés. Cela pousse également les capitalistes les plus impliqués dans la Françafrique (comme Bolloré ) à soutenir la fascisation de la société française, notamment via des campagnes médiatiques (Cnews, Europe 1, rtl, Sudradio) encouragent la haine à l’encontre de populations issues des pays sous ancienne domination française.
Il faut également remarquer que la France est un des pays du vieux contient où l’islamophobie assumée est l’une des plus élevée et où elle prend déjà la forme de nombreuses lois (loi sur les signes religieux à l’école, loi séparatisme...)
Alors, que faire ?
Nous pouvons parer au plus urgent en votant pour le front populaire afin de gagner du temps- et le temps est précieux en période crise généralisée. Il est même un enjeu vital pour beaucoup.
Mais il est évident que pour nous, voter pour le nouveau front populaire, assemblage hétéroclite d’une gauche en décomposition rassemblée par l’urgence de la situation, ne signifie en rien se faire des illusions sur la politique qu’elle mènera une fois au pouvoir. Il s’agit uniquement de s’aménager une situation qui soit plus favorable à nos luttes et à nos perspectives.
Il faut ici considérer deux hypothèse résultant d’une possible victoire de la gauche.
Dans la première hypothèse, le programme du NFP est victime de manœuvres internes de partisans d’une politique « réaliste », soucieuse de stabilité budgétaire (PS, droite D’EELV et de LFI) comme des pressions externes (Macron président, UE, haut fonctionnaires, marché financiers, agitation d’extrême droite). Cela aboutit à l’abandon du programme de rupture avec le néolibéralisme (qui comprend entre autres la hausse des salaires, le blocage des prix de premières nécessités et des loyers, le dégel du point d’indice des fonctionnaires).
Dans la deuxième hypothèse le NFP, fort d’une majorité absolue à l’assemblée nationale, applique un programme de rupture avec le néolibéralisme et l’autoritarisme sécuritaire (dissolution de la BRAV-m, de la BAC, régularisation massive des sans papiers) portés par la gauche de la LFI.
Dans ce cas de figure, contrairement à des périodes passées ou la sociale-démocratie (oui car LFI reste la gauche réformiste social-démocrate contrairement à ce que pensent les éditorialistes incultes) était tolérée comme un moindre mal par la bourgeoisie pour faire face à la menace révolutionnaire, ces reformes progressistes deviendront intolérables car il n’y a plus de gâteau à se partager (à cause de la baisse globale du taux profit ). Ca sera donc le branle bas de combat général pour la bourgeoisie française qui emploiera tous les moyens possibles pour saboter ces mesures : inflation, fuite des capitaux, licenciements massifs.
La bourgeoisie internationale saisira quant à elle toutes les institutions possibles pour saboter ce programme, à commencer par la Commission Européenne qui sanctionnera la France d’une forte amende si ces mesures conduisent à creuser les déficits publics. C’est justement sur la question de la dette que le capital lancera sa principale offensive : de fortes dépenses sociales entraîneront certainement une dégradation de la note de la France par les agences de notation qui entraînera elle-même une attaque en règle des marchés financiers au niveau des taux d’intérêts, ce qui aggravera considérablement le niveau d’endettement de la France.
Que fera alors le gouvernement ? Renoncera-t-il à une politique ambitieuse socialement et prendra t-il le tournant de la rigueur, comme en 1983 ? Trahira t-il comme Tsipras en Grèce ?
Bien sûr, ces 2 hypothèses sont schématiques et indiquent seulement des directions possibles. La réalité sera sûrement un entre deux assez déconcertant.
S’il est difficile d’aller plus loin dans les projections que nous pouvons faire, il est très important de souligner que tout cela dépendra en partie de la capacité des exploité.es à avancer sur la voie de leur propre auto-organisation indépendante des forces de gauche réformistes.
Il nous faut ici faire retour sur quelques expériences du passé :
Puisque le référent « front populaire », véritable mythe, s’impose à nouveau, nous ferons un bref retour sur cette expérience historique. Arrivé au pouvoir grâce à la mobilisation antifasciste de la classe ouvrière et d’une partie des classes moyennes, le front populaire est issu de l’alliance des socialistes de la SFIO, des communistes du PCF et du parti radical. Ce sont les militant.es et les sympathisant.es de terrain qui, par la pression exercée à travers de grandes manifestations antifascistes, ont forcé à cette alliance des partis alors à couteaux tirés entre ses composantes. La menace d’une prise de pouvoir par les ligues fascistes (qui avaient tenté un coup de force en février 34) a ainsi été, un temps, écarté.
Suite à la victoire du front populaire dans les urnes, un mouvement de grève générale spontané, échappant aux directions politiques et syndicales, bouleverse la France, avec plus de 12 000 grèves, 9000 occupations d’usines et près de 2,5 millions de grévistes… Le prolétariat parvenait à menacer considérablement la souveraineté du capital.
Face à une situation prérévolutionnaire, la position du gouvernement de front populaire oscillera entre le soutien modéré au mouvement, l’encadrement et l’endiguement réformiste et une franche répression. Pour clore le mouvement, syndicat et patronat conclurent les accords de Matignon qui aboutirent à de grandes conquêtes sociales (congés payés, représentation syndicale, etc..) mais enterrèrent pour longtemps la perspective d’un dépassement du capitalisme. Peut-on tirer des leçons de ce précédent front populaire ? Tout en se méfiant des parallèles hâtifs -car la situation de 36 est bien différente d’aujourd’hui- nous pouvons faire quelques remarques :
contrairement au mythe entretenu par la gauche, les conquêtes sociales de 1936 ne sont pas directement le résultat des décisions du front populaire mais bien celui des luttes du prolétariat. C’est l’auto-organisation des prolétaires dans la lutte des classes qui a permis (notamment via le mouvement des occupations d’usines) d’arracher ces conquêtes.
Mais contrairement au mythe parallèle anarchiste ou gauchiste sur cette période qui voit uniquement le front populaire sous les auspices de l’adversaire de classe, il faut bien savoir reconnaître que le déclenchement de la gréve générale a été largement favorisé par la victoire électorale du front populaire qui su donner confiance aux prolétaires pour se lancer dans l’action, en suscitant d’immenses espoirs et d’illusions parmi elleux.
Enfin, l’exemple de 36 montre que si un processus d’auto-organisation et de lutte radical du prolétariat a lieu sous un gouvernement de gauche, il finit toujours par rencontrer celui-ci comme une limite à son action. Il y a toujours une étape de la lutte où la contraction n’est plus tenable et où l’État doit s’effacer devant le processus révolutionnaire si celui-ci veut se poursuivre.
En attendant, pour les prolétaires, il vaut mieux avoir un État favorable à la négociation qu’une dictature fasciste.
On pourrait également revenir sur les analyses développées par les partis révolutionnaires anti-staliniens comme le MIR au Chili, sous la présidence d’Allende ou le POUM sous le front populaire espagnol pour développer les relations complexes qu’ils entretiennent entre les gouvernements de gauche qu’ils soutiennent face à la menace fasciste et en même temps combattent lorsque ces États brident l’élan révolutionnaire des masses populaires (alors réalisé par la collectivisation de terres, des logements et des lieux de travail). Malgré les profondes différences entre ces situations et la notre, ces exemples pourraient nous éclairer pour penser la stratégie à adopter dans des périodes où la menace de l’extrême droite est forte, la situation économique assez mauvaise et où un gouvernement de gauche peut s’emparer du pouvoir.
Globalement, le MIR et le POUM choisiront la voie de la défense des fronts populaires sans y participer directement quand ceux-ci feront face aux menées de la bourgeoisie et des fascistes tout en conservant intact leur perspectives révolutionnaires de transformation sociale qui les amèneront aussi à affronter l’État.
C’est à ce type de processus contradictoire que nous invitons à réfléchir aujourd’hui.
Voter front populaire pour se protéger de l’extrême droite et se ménager un terrain de lutte favorable d’une part, et, d’autre part, construire ou consolider les structures d’auto-organisation des exploité.es.
Faire fleurir comités d’entreprises et de quartiers, luttes environnementales et autodéfense des locataires sans égards pour la politique des partis de gauche et de leur agenda politique.
Prendre part à un mouvement riche de contradictions et renouer avec une pensée stratégique et dialectique (c’est-à-dire ne pas tomber sous la coupe de réflexions binaires manichéennes où la radicalité devient l’alibi d’une posture hors-sol).
Bâtir des assemblées de lutte à tous les niveaux, forcer le front populaire à appliquer son programme, mais aussi repartir à la conquête du ciel - y compris contre lui !
Nous conclurons par ce rappel il n’y a pas d’autres mondes possibles sans monde... L’écocide en cours pose un problème d’urgence qui fait fi de toute position de principes. C’est pourquoi nous formulons la proposition suivante : aujourd’hui, voter front populaire tout en préparant un vrai pouvoir populaire, demain, travailler au renversement complet d’un mode de production capitaliste mortifère qui nous entraîne toujours plus loin dans la guerre et la barbarie.
Il ne s’agit pas d’être opportuniste, mais de savoir saisir les opportunités !
Un communiste autonome, électeur du dimanche lorsqu’il le faut.
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